Swell - South of the Rain and Snow

Ca s’était installé doucement, c’était venu peu à peu, comme de soi-même, sans que rien ne puisse en laisser paraître. Après tout pour beaucoup d’autres, cela avait l’air de se passer naturellement, l’évolution semblait logique, au point même que ça paraissait prédéterminé, affreusement convenu à l’avance. Pour lui aussi finalement, il y avait eu peu de différences, dans les faits. Les évènements s’étaient enchaînés les uns après les autres, sans qu’il y résiste, sans les forcer non plus. Parfois, cela aurait pu s’apparenter à du laisser-aller, comme de s’accorder sur le choix le plus commun. D’autres, un petit coup de folie, un extra d’une ponctualité inoffensive. Un plaisir, parce qu’on a les moyens de se l’offrir, que l’on ne se refuse pas. Et puis il y avait eu, comment dire, non pas des obligations, mais des choix qui n’en sont pas et qui font que l’on se rend compte, lorsqu’on s’arrête et qu’on se retourne, que le chemin parcouru est bien loin de celui escompté. Loin des rêves de jeunesse ou même des grands projets, loin de l’idée de départ qui justifiait le tout. Plus rien de tout ça maintenant. Plus rien qui ne justifie que l’on continue ainsi.

Il le réalisa un matin en se réveillant dans son sac de couchage, en plein milieu de corps endormis et des restes d’une soirée qui s’était terminée à pas d’heure. Toute la soirée il était resté distant, il avait refusé les joints qui tournaient, commençant à se dire que cela n’était plus de son âge, et qu’il préférait garder les pieds sur terre à présent. S’il avait été avec ses vrais amis, il aurait alors accepté de fumer, mais il refusait d’avoir l’air idiot devant tous ces jeunes qu’il ne connaissait pas - des adolescents encore, presque. Ce n’était plus le même trip. Et ce faisant, il savait qu’il passait pour l’inhibé de la soirée et qu’il s’isolait des autres. Seul dans son coin, il sirotait lentement sa bière en espérant ne pas avoir l’air de ne pas savoir ce qu’il faisait là. Parce qu’il ne savait pas ce qu’il faisait là. Et il avait bien peur que le tshirt qu’il avait enfilé parlait pour lui en évoquant un vieux groupe ayant existé il y avait vingt ans de cela.

Une bière en remplaçait une autre, certaines étaient offertes par les jeunes gens qui passaient devant lui, peut-être par pitié ou compassion, ou peut-être spontanément, comme pour n’importe qui d’autre. Allez savoir.

Puis, à force d’alcool, il se laissa emporté par la soirée et la bonne humeur ambiante, et fini par se mêler à plusieurs groupes occupés à discuter de tout, de rien, de bêtises comme de choses sérieuses, d’une façon intelligente parfois mais le plus souvent de manière candide. Et il adora ça. Il finit par se dire que la décision fermement prise de ne pas fumer se révéla être un parti prit de vieux con et accepta avec un plaisir non dissimulé les joints qui tournaient, y comprit ceux de mauvais shit – ce qui ne l’empêcha pas, plus tard, de vomir allégrement.

Il allait progressivement passer des moments de plus en plus délirants, et l’ensemble constitué donnerait l’une des meilleures soirées de sa vie. La musique était forte, l’alcool abondant, et chaque recoin recelait un petit spectacle à lui tout seul. Voyez vous-mêmes : ici, deux guignols se cambrent et s’agitent comme des asticots devant la chaîne hi-fi, comme aspirés et envoûtés, enrôlés dans un rituel que l’on pourrait très bien considérer comme fascinant ou ridicule, selon le point de vue. Là, un autre boit cul sec un alcool trop fort pour lui. Le verre de trop. Il se lève d’un bond pour courir vers les toilettes, mais il se prend les pieds dans le tapis, tombe à terre – et vomit dans la foulée. Les trois garçons assis sur le divan éclatent tout d’un coup d’un rire bruyant sans plus pouvoir s’arrêter. A côté d’eux, un quatrième vous regarde, l’air complètement blasé, sans comprendre, une cigarette à la main. Allumée à l’envers. Pendant ce temps, un illuminé caresse avec une fascination nouvelle le vieux papier peint collé sur les murs, et se rappelle le temps où on savait faire les choses à la main.

Il avait finalement laissé son amour propre et sa pudeur au vestiaire pour se retrouver à rire à gorge déployée à des blagues idiotes. Il avait bu à ne plus en savoir comment se servir de ses bras ni de ses jambes, à tituber dans les couloirs et servir des verres en en mettant autant à côté que dedans. Il s’amusa du moment où il se rendit compte qu’il devait maintenant faire un effort particulier pour pouvoir articuler correctement, les lèvres engluées par l’alcool. Quant à arriver à exprimer exactement ce qu’il voulait dire, il y avait définitivement renoncé, mais cela n’avait aucune importance, vu que par l’effet d’une magie inattendue, tout le monde se comprenait. Inondé d’une assurance soudaine, il se surprit même à dragouiller une fille gentiment, et elle s’était laissée faire.

Il se réveilla en fin de matinée après un sommeil de quelques heures en ayant comme effacé une vie qui ne lui semblait plus que lointaine. Il était ressorti de son sommeil comme il y était rentré : comme un vrai fêtard. Il se sentait prêt à vivre l’instant présent, et cet instant était fait d’une bouche pâteuse, d’un estomac retourné et d’une furieuse envie de Doliprane. Brièvement, alors que parmi ces corps endormis, certains s’agitaient comme des larves voulant sortir de leur cocon, il s’imagina au pied d’un énorme cachet blanc qu’il admirerait et lècherait goulûment et qui le rendrait léger et effervescent. Cette pensée, au milieu de la pièce silencieuse, le fit rire.

Mais son crâne, dans lequel un énorme bloc de granit s’était enfoncé comme s’il était devenu Nikopol, résonnait d’une manière toute particulière. Il regardait la pièce autour de lui non pas comme un squat de jeunes fêtards comme il aurait pu le faire avec condescendance s’il n’avait participé à la fête, mais comme une sorte de nurserie, une collectivité pour laquelle il s’était pris d’affection.

Toute une façon d’être et de penser se ré-immergèrent en lui comme s’il eût perdu puis retrouvé son âme. C’est ainsi en tout cas qu’il le ressentit. Ce fut à la fois doux et violent, il se sentit empli d’un triste bonheur. Ayant ainsi réintégré son regard d’antan il se remit à penser à ce à quoi il avait voulu consacrer sa vie – avant que quelque chose ne capote, quelque part. Et eût une envie soudaine de revoir des dizaines de personnes qu’il avait perdues de vue, d’exprimer toutes ces choses qu’il avait mis de côté en les réservant pour plus tard. Bref, une envie de sentir le jus sucré de la vie lui enrober la langue avant que cela ne tourne au fade. Et ne devienne plus que travail, repas, lessive, courses, organisation, transport, ordinateur, dodo, bref une existence réduite à la répétition de gestes quotidiens désuets et vides de sens. Une contingence.

Après un café et des adieux, tous se quittèrent en se jurant de se recontacter et de remettre ça. Il rentra chez lui avec une furieuse envie de retrouver cet esprit insouciant et volatile, innocent et naïf qu’il avait quitté depuis trop longtemps. Une fois sorti de voiture, il courut jusqu’à sa porte d’entrée comme un enfant qui sait qu’un cadeau l’attend. Il se jeta sur le South of the Rain and Snow de Swell. Il s’empressa d’en retirer le film plastique. Une semaine de travail épuisant l’avait fait reporter cela à plus tard, avec une déception renouvelée à chaque nouvelle soirée. Trop fatigué. Maintenant était le moment idéal. Il pouvait à présent se replonger dans l’ambiance du groupe de son adolescence, archétype de l’indie, underground même parmi les underground, n’ayant eu en tout et pour tout qu’un petit single passant discrètement à la radio.

L’ambiance de la pièce se prêtait peu à cette immersion pourtant. Les affiches de concert avaient été remplacées par des toiles achetées à Castorama. Le vieux radio-cassette avait été remplacé par un laptop flambant neuf. Autour, plus rien n’était à l’avenant : il avait accumulé les dernières générations de ce qui se faisait en électroménager, l’écran plat, la cafetière expresso, l’iPod, jusqu’au réfrigérateur qui lui aussi était design. Dans la penderie, les jeans troués avaient laissé la place aux pantalons de costume. Plus de chemise à carreaux roulée en boule, tout était bien trié et rangé pour ne pas perdre de temps le matin. Les vestes bien alignées sur leur cintre. C’était le métier qui voulait ça.

Alors, lorsqu’il inséra le disque dans le lecteur, ce fût un voyage dans le temps qui commença.

Et d’emblée il fut surpris, choqué presque. Il se demanda si c’était bien du Swell qu’il écoutait. Ses souvenirs remontaient-ils à si longtemps déjà qu’il ne se rappelait plus bien de cette musique si particulière ? Ici, trois accords joués seuls, puis une voix calme qui se pose dessus. Pas de batterie. Pas de basse. Un calme inhabituel et inattendu, presque effrayant. ‘’Troubles love you’’ commence de la même façon, la musique restant en suspens pendant prêt de deux minutes avant de réellement démarrer, enfin. C’est un soulagement, mais pas tout à fait : le batteur n’est pas Kirk Patrick, ça se sent. Est-ce cela que David Freel a voulu cacher pendant tout ce temps ? Le jeu de Nick Lucero est sobre, presque plat. Mais même cette platitude apparente donne du relief : celui du chant posé sur le fil, et celui du jeu de guitare, simpliste à mourir. Ce qui en fait toute la beauté. Peu de distorsion, peu d’overdub, à peine quelques notes de claviers appropriées, le son d’une carte à jouer, les notes d’un téléphone, c’est tout. L’épure est la plus totale. Il se rendit compte alors combien cette musique, évoquant tout un chapelet d’impressions et d’émotions, était légère et apaisante en comparaison de ce que Freel livrait auparavant dans une formule qui, après avoir donné le meilleur, s’était épuisé avec le temps. Et tout d’un coup les vieux albums lui parurent on ne peut plus baroques. Seule ‘’Our Aquarium’’ est un tricot de guitares superposées avec mesure, successivement.

La musique est triste et délicate, apaisante. L’intimité est palpable. David Freel serait-il à ce point triste et seul ? Visiblement pas, puisqu’il déclare qu’il s’agit là de l’album le moins autobiographique qu’il ait jamais écrit. Et quand bien même, il termine son album en affirmant « I got no problem, I’m just waiting for a beer » qu’il fait rimer avec le magnifique «  while yesterdays small time become yesterdays year ».

L’album se termina calmement. Assis au milieu de son canapé, il eut l’impression de sortir d’un rêve après avoir eu un moment d’absence. Il se leva brusquement, comme devenu électrique et voulu profiter à fond du reste sa journée. Il appela plusieurs de ses amis pour faire n’importe quoi, mais profiter du soleil avec des gens. Alors il fut proposé de boire un verre à une terrasse du centre-ville puis lorsque le soleil se coucherait, il serait toujours temps d’aller regarder chez l’un ou l’autre une série B quelconque en mangeant ensemble un petit plat de pâtes des familles. Il accepta immédiatement, cela lui sembla parfait.

2007 - pSychosPecific / Talitres