The Kills - Midnight Boom

 

Nouvelle-critique de The Kills

Midnight Boom

Première approche de The Kills : Pour une musique post-industrielle

"Les prochaines révolutions ne seront ni politiques ni sociologiques, elles seront domotiques"

Il faisait une chaleur à crever et la montée de la dope renforçait l'impression de suffocation. A travers les lames du store passaient les rayons du soleil, révélant les milliers de particules de poussières, et la fumée bleutée d'une cigarette qu'il ne se rappelait pas avoir allumée. Peut-être appartenait-elle à quelqu'un d'autre présent dans l'appartement ?

Toute la pièce était un immense bazar si complet qu'on aurait pu croire les objets animés d'une vie propre. Il ne se rappelait absolument pas dans quelles circonstances cette veste en cuir était venue s'arrimer sur ce club. Peut-être appartenait-il à quelqu'un d'autre présent dans l'appartement ? Et ce magazine posé à terre, il se dit qu'il ne l'avait jamais vu … Il eût une vague envie de l'attraper tout en restant allongé sur le divan. Il étira alors le bras, mais celui-ci aurait dû faire au moins trois mètres pour qu'il y parvienne. Il avait quand même tenté le coup, la dope lui troublant la vue au point qu’il n’ait plus de réelle notion de distance. Il avait aussi un espoir approximatif que quelque chose d'inhabituel se passe. Tant pis. Il se rabattit sur la cigarette en train de se consumer. Pas de rouge à lèvres sur le filtre, quel dommage, j'aurai pu être bien accompagné, dit-il pour lui même. Il se mit sur le dos pour admirer les volutes de fumées jouer avec les volumes de lumière. Il eut brusquement un geste réflexe pour arrêter la course d'une goutte de sueur qui courrait le long de sa jugulaire, désireuse d'aller lui chatouiller la nuque. Le sang continua à lui battre dans les veines de ses tempes.

 

Dans un état de semi-conscience, il se demanda quelle pouvait bien être cette musique qui tournait en boucle depuis tout à l'heure. Le problème quand on a 2 téraoctets de mémoire, c'est qu'on fini par s'y perdre. D'une voix rauque, il demanda à son PC ce dont il s'agissait, sans réponse. Cette fichue commande vocale était encore cassée. « Maintenant, la révolution est domotique », lui avait assuré le vendeur numérique sur le site d'achat. Fichu ersatz d'humain à la pseudo-réactivité déglinguée. Il serait bien retourné sur le site pour vider son sac à l’espèce d’homme tronc animé comme un personnage de mauvais jeu vidéo. Le genre de jeu qui ne se faisait plus, qui se jouait le nez scotché à son écran, la main posée sur la souris et le micro-casque pour organiser les attaques « Vas-y contourne le on le prend par les deux fronts le bâtard ! ». A l’ancienne, quoi. Site de brin. Pixelmaniac, il s’appelait, une filiale de Tofovista, appartenant elle-même au groupe DST International. Tu m'étonnes que plus rien ne fonctionne, les entreprises dirigées par des commerciaux payés par des fonds de pension n’en ont rien à foutre que ce qu’elles vendent marche ou pas. Pas leur problème. D’ailleurs, plus le bousin était buggé et plus ils mettaient la qualité en avant dans leur argument de vente. Il l’avait bien remarqué, ça. Pourquoi se gêneraient-ils ? Résultat de quoi, le radiateur faisant office de disque dur faisait tourner en boucle le même album depuis à peu prêt une demi heure sans s'en rendre compte et donc sans arriver à s'en sortir.

 

Elle était bizarre d’ailleurs, cette musique. Métallique, grinçante, à la fois enjouée et froide. Il fallait qu'il sache. Il ne pouvait pas rester dans cet état : il savait ce que c'était bon sang, mais qui ça pouvait bien être ? Il ne restait plus qu'à employer les grands moyens. "Technique de la télécommande" lui surgit à travers ses synapses jusqu'au cortex déjà usé par la coke, l'alcool et autres produits de substitution. Il se redressa pour attraper une basket. Il s'agissait de bien viser. L'unité centrale; le plat de la semelle. Hop ! … Paf ! Bingo ! Le ventilo eût un coup de mou avant de repartir en faisant toujours un bruit infernal. Satisfait, il lâcha sur un ton énervé : « Alors ce groupe, c'est qui ? » « T.H.E.K.I.L.L.S.M.I.D.N.I.G.H.T.B.O.O.M.2.0.0.7. » égraina une voix qui aurait pu être sensuelle si l'intention d’origine de le faire croire n'était pas si évidente. Elle ne s'était réalisée que dans une voix si universellement suave, une voix d’une beauté inhumaine.

 

Derrière le brouillard dans lequel était noyé sa conscience, Hugo (le Hugo de Hugo Boss, sa mère ayant craqué pour son père à cause de son parfum, l'idée d'utiliser le nom de la marque pour leur premier bébé leur étant venu spontanément) ; Hugo disais-je, formalisait tant qu'il pouvait la vague idée que, en tant que "futur d'avant", le présent aurait pu être bien plus excitant s'il n'avait été entre les mains de gens qui avaient essayé de faire rimer la réussite de leur boîte avec celle de leur carrière. Et qui n'avaient pris aucun risque en s'étant plié à la morne loi de l’étude de marché, de la prise de risque minimale et de l’innovation calculée. Le monde ne s’est pas modifié en fonction des progrès technologiques, pas plus que l’Histoire ne s’est déroulée dans le sens du bien pour tous. Non, on a juste cherché à exploiter les vices que l’on souhaitait voir entretenir, à savoir la paresse, l’avarice et bien sûr la sexualité. "Le présent est décevant" fut le seul morceau qui en émergea, mais il le trouva sympa. Par exemple, l'utilisation du service VRDS® (Voicing Radio Data System, développé par le groupe TPG après qu'il soit devenu majoritaire au sein de TDF) était facturé 0,15 €. Ce n'était pas pour le coût que cela coûtait, mais cela permettait à TPG d'engranger 1,5m€ supplémentaires par an. On pouvait recevoir le décompte par SMS (1,5€ par mois, directement prélevé sur le compte en banque) ou par Internet, sous réserve d'inscription et d'acceptation des conditions d'utilisation. Les difficultés ou le coût engendré pour se tenir informé avait entraîné la société émettrice du service au tribunal après qu'un usagé se soit retrouvé insolvable à force d'en faire usage. TPG, bien sûr, s'en sortirait en se faisant taper sur les doigts après avoir fait appel.

The Kills… Mais oui ! Evidemment ! Comment avait-il pu l'oublier ? Les filles le trouvaient complètement taré de vouloir danser sur une telle musique en plein âge d’or de la Tecktonik©. Il faut dire qu'à ce moment-là, il avait 13 ans et se prenait se plein fouet les découvertes simultanées du rock et de la coke qui circulait dans tout le collège, comme tous les collèges de l'époque avant l'instauration des polices intra-muros sur la demande des directeurs. Cela ajouté à une explosion d'hormones transformait son cerveau en un véritable feu d'artifice. Il s'était pris d'admiration pour Hotel avec sa gueule à la Lou Reed, fit un peu exprès de dire qu'il était amoureux de VV, et s'acheta une veste en cuir. Celle-là même qui était sur le fauteuil. C'était la sienne ? Il plissa les yeux pour essayer de deviner. Décidément il n’en savait rien. Peu importe. Il avait retrouvé The Kills, et c’était bien de loin l’essentiel.

A l’époque, l’album lui avait explosé le crâne. Pas qu’il ait été encore récent d’ailleurs, au contraire, cela faisait bien longtemps que The Kills était tombé aux oubliettes. Mais il avait le mérite de correspondre exactement à ce qu’il voulait entendre à cette époque-là. Certains disques, convenez-en, sont exactement taillés dans le bois que vous voulez écouter, comme une translation parfaite en musique de ce que vous avez en tête. Mais peut-être est-ce la drogue qui me fait dire ça.

 

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Pour arriver à un tel résultat, VV et Hotel avaient mis un peu de temps. Ils avaient dû y aller à trois reprises. Les deux premiers albums étaient mous, comme englués dans la boue d’un marécage avilissant mais traversé de décharges électriques, dans lequel la voix, à force d’asséner les mêmes psalmodies, se transformait en une machine idiote et inutile. Le tout était à ce point évident qu’il avait rencontré un immense succès dès le début (cette réflexion fit sourire Hugo) et l’utilisation d’une boîte à rythme ne faisait que rendre le tout encore plus désagréable – mais avait été présenté par la presse comme un élément de leur modernité.

 

Mais on devait aussi leur reconnaître une place à part, qu’ils avaient réussi à se faire au milieu d’une scène conservatrice faite de néo- et de post- à une époque où la musique hésitait entre un mélange de revival essorant jusqu’à la dernière goutte des mouvements vieux de 20 ou 40 ans (les années 60 et 80) ou de musique déstructurée au possible, où l’on a du mal à savoir où les musiciens veulent en venir. Dans ce dernier cas, on en viendrait presque à se demander si l’essentiel, comme pour l’art à cette époque, n’était pas simplement de faire quelque chose de nouveau, aboutissant à l’extrême consistant à considère un caniche géant en baudruche rouge comme une œuvre d’art.

 

Au vu de la musique The Kills produisaient, se faire une place dans ce bourbier aurait pu être une tâche ardue. Est-ce parce qu’on les a assimilé dès le début, par erreur, aux White Stripes à cause du lot « groupe en The/néo-garage/duo homme-femme » qu’ils y sont arrivés ? Est-ce parce qu’Hotel sortait avec Kate Moss qu’ils sont devenus mainstream à la vitesse de l’éclair ? Peu être que tout simplement la presse anglaise en avait décidé ainsi, si bien qu’on se demandait d’où venait que ce groupe soit porté au pinacle.

Mais sur Midnight Boom, si l’électricité était restée la même, la boue s’était transformée en un coulis délicieux, capable de revêtir toutes les formes qu’Hotel et VV avaient voulu lui donner. Finalement, le bricolage plus ou moins fin de sonorités, comme autant de calques posés les uns sur les autres avait pris forme, et quelque part on ne pouvait s’empêcher de croire que les deux de The Kills avaient largement agrandis, voire déchiré les fibres du carcan d’un style qu’ils avaient eux-mêmes créé. La guitare de Hotel pouvait être aussi grasse, gluante qu’un fioul épais sur Black Balloon que crissante et agressivement robotique sur Cheap and Chearful.

La voix de VV y était pour beaucoup. Tour à tour entraînante, provocante, puis chatoyante et caressante, elle donnait des couleurs à une musique qui aurait pu rester sans âme. Elle savait aussi bien endosser les rôles d’une vieille tabagique qu’une douce chanteuse de comptine.

 

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Mais qu’est-ce que cela pouvait bien foutre de nos jours ? A combien de gens cela parlait-il encore ? Qui en avait encore quelque chose à faire ? Toute la presse était devenue moribonde, les fanzines étaient inexistants et les quelques magazines subsistants étaient contrôlés par des labels devenus aussi puissants que l’industrie pharmaceutique. Les labels indépendants étaient morts, l’un après l’autre, et on entendaient plus qu’une musique officielle insipide faire pour créer une joie artificielle et l’oubli. Et cela ne faisait réagir personne. Jamais il ne s’était senti aussi à part de ces fourmis participant à l’agitation de la mégalopole dont les lames de stores le séparaient.

Sur cette pensée, Hugo reprit un shoot, et décida de ne plus y penser. Non, au lieu de quoi il allait prendre un peu de plaisir loin de la nostalgie en se payant les services d’une petite prostituée numérique avec, pour la peine, activateur de sensations et amplificateur d’orgasme de synthèse. Il ramena à lui son clavier Bluetooth®, son pod Itech® et son casque Realview®. Y’avait plus qu’à se connecter.

Mais quand même, il laissa en fond la musique que son PC continuait à faire tourner en boucle…

 

2008 - Domino Records