Bonobo - Migration

Petit rembobinage. Au mitan des années 90, la techno est bien installée dans le paysage musical : après la folie grunge, elle sort de ses clubs confidentiels et les premiers albums grand public voient le jour. De grands noms commencent à se faire : la mode du breakbeat s’installe avec des artistes comme Prodigy, Chemical Brothers, Junkie XL ou Fatboy Slim qui connaissent de très grands succès. En 1997, on parle de Daft Punk et de toute la scène French Touch. En parallèle, la scène trip hop venue d'Angleterre, plus précisément de Bristol, commence à s’exporter. Bref, tout un mouvement se met en marche : l’électro explose et se repend comme les spores d’un champignon.


Et elle est en constante mutation, à la faveur des expérimentations et des mélanges qui sont constamment opérés. L’informatique aidant, les musiciens n’hésitent plus a s’inspirer de n’importe quelle source sonore, musique, voix ou bruit pour créer quelque chose de neuf. De nouveaux types de musique fleurissent sans arrêt, et c’est dans ce contexte que sort Animal Magic en 2000, première mixture de Bonobo, jeune DJ anglais qui vient de signer chez Tru Thoughts, un label tout juste créé et qui n’est, pour l’instant, qu’un bureau coincé sous l’escalier d’une maison. Ça changera. Si cet album ne fait pas l’effet d’une bombe internationale, il sera remarqué comme étant l’un des premiers représentants du downtempo, nouveau courant qui mélange, pour faire vite, trip-hop et new jazz. A l’époque, c’est du jamais-entendu.


Emigré par la suite sur Ninja Tune, il produira une deuxième réussite, Dial ‘M’ for Monkey, en 2003. Le reste dérivera peu à peu vers une identité dissolue pour aboutir à The North Borders, 5e album sorti en 2013 qui, s'il évoque déjà la notion de frontières, point commun avec ce Migration, n'a plus rien à voir avec le Bonobo du départ.


Migration est d’un autre ordre. Il rompt avec cette dynamique d'enlisement et voit Simon Green retrouver les mains pour manipuler le son comme une matière, ce qu'il fait dès la longue introduction dans laquelle un piano et une batterie sont posés sur une voix servant de texture vaporeuse. D’ailleurs, sur tous les titres où ils sont utilisés ou presque, ces vocaux, catastrophiques sur les disques précédents et qui semblaient combler un vide, sont sur ce Migration de véritables piliers.


D’autres démonstrations de ce trafic de voix  se font sur ‘‘Grains’’ et ‘‘Figures’’, où elle ressemblent plus à un instrument à cordes qu’à une émission humaine. Les seuls chants vraiment utilisés en tant que tel sont sur ‘‘Surface’’ et ‘‘No Reason’’, étant mis à part les samples de ‘‘Bambro Koyo Ganda’’ et les yéyés R’n’B de ‘‘Kerala’’.


Bonobo casse la monotonie du downtempo en variant les ambiances tantôt orientées dancefloor, tantôt new jazz,  mais surtout en réussissant quelques mélanges subtils comme sur ‘‘Kerala’’ et sa guitare au son metallique sur laquelle se pose des beats hip-hop. ‘‘Ontario’’, certainement le titre le plus hip-hop du disque, ne fait pas l’impasse sur quelques cuivres épiques.
Quant au single ‘‘No Reason’’ sur lequel Nick Murphy aka Chet Faker viens chanter, son lyrisme emporte ou énerve, c'est selon. L’album se finit par des notes de violons qui se croisent et s'entrecroisent pour s'évanouir en une outro réussie.


Si Migration ne peut se permettre de surprendre l'auditeur autant que ne l'avait fait le premier album ni d’être aussi innovant qu'il y a 15 ans, Bonobo renoue, par la qualité de ses compositions et l’équilibre entêtant de certains passages, avec ce savoir-faire qui lui est propre et qui nous avez manqué ces dernières années.


L’explication de ce revirement ne vient sans doute pas de nulle part. Cela n’est jamais un détail, et il prend toute son importance lorsqu'il s'agit de faire nouveau disque : Simon Green a déménagé avant d’entamer l’écriture de ce disque, il ne vit maintenant plus dans son pays d'origine. Ce qui bouscule forcément les repères, réduit les assises et influence évidemment le processus créatif, il l’a lui-même évoqué. Migration fait donc doublement écho à une situation personnelle et beaucoup plus globale résonnant avec une actualité triste. Dans le livret qui accompagne la version vinyle, il y a un texte qui pour chaque paragraphe, parle de traces laissées par des voyages.


Il évoque comment le déplacement est inscrit dans l'ADN de l'homme depuis qu’il se tient debout. Puis le voyage se fait plus spirituel avec l’évocation de treks dans les Highlands, au Tibet, etc. Il parle de traces de pas laissées dans le désert par Saint-Exupéry, de ceux sur la surface de la Lune le 21 juillet 1969. Puis le texte se termine par les évocations des migrations massives du 20e siècle. Ce sont des réfugiés traversant des continents pour fuir la guerre, la misère, la maladie. Ce voyage à pied n'est plus choisi mais subi. La question n’est plus de trouver quelque chose, mais bien de fuir quelque-chose. Simon Green fait la connexion dans ses visuels, photographies d’un paysage brulé (le désert de Moyave) ultra-colorisées, le rendant ainsi complètement synthétique, sur lesquels sont superposées des nuages de fumées sortis de nulle part, inquiétantes. Sur la couverture de l’album ce sont des flammes qui sortent de terre, quand, en arrière-fond, les nuages sont en réalité les volutes d’une explosion atomique. C’était bien là l’idée de départ : faire percevoir un ‘‘ magnifique désastre’’, admirer cette beauté rendue artificielle par les conséquences d’un sinistre invisible dont on ne voit que les traces de fumée qu’il laisse.
Lorsqu'un artiste trouve le moyen de télescoper sa petite existence avec les bouleversements qui préoccupent le reste du monde, sa musique n'est plus un simple divertissement. C'est de l'art.

2017 – Ninja Tune